Sahel : « En 2020, plus de civils ou suspects non armés ont été tués par des forces de sécurité que par des groupes extrémistes »
Publiée dans Le Monde le 14 février 2021
[TRIBUNE] Drissa Traoré, coordinateur du programme conjoint FIDH/ Association malienne des Droits de l’Homme (AMDH), membre de la Coalition citoyenne pour le Sahel.
Au Sahel, « les résultats sont là » a déclaré le Président Emmanuel Macron le mois dernier lors de ses vœux aux Armées françaises. Sa ministre des Armées se félicite de « succès militaires importants » pour la France. A l’approche du sommet du G5 Sahel, qui réunira la semaine prochaine à N’Djamena, au Tchad, les dirigeants sahéliens, français, africains et européens pour tirer le bilan de la stratégie de stabilisation du Sahel, on nous parle d’« avancées opérationnelles ». Pour nous, acteurs de la société civile sahélienne qui travaillons au plus près des populations affectées par les multiples crises dans notre région, il est parfois difficile de réconcilier ces déclarations avec la réalité du terrain.
2020 a été l’année la plus meurtrière pour les civils au Sahel, avec près de 2400 victimes au Burkina Faso, au Mali et au Niger, selon les données d’ACLED. Pas une semaine ne passe sans que nous soyons alertés sur de nouvelles attaques. Les violences ont entraîné le déplacement forcé de plus de deux millions de personnes.
Alors non, pour un cultivateur dont la famille vit depuis des mois sous une bâche dans un camp de fortune, loin de son champ, ses enfants privés d’école, les résultats ne sont pas là. Le déploiement massif dans la région de troupes sahéliennes, françaises, européennes et onusiennes ne lui a pas, jusqu’à présent, apporté la sécurité à laquelle il aspire et il a droit.
Des crimes restés impunis
L’intensification des opérations anti-terroristes décidée au sommet de Pau, il y a un an, par le président français et ses homologues sahéliens, a eu une conséquence tragique inattendue : en 2020, plus de civils ou suspects non armés ont été tués par des éléments des forces de défense et de sécurité que par des groupes extrémistes.
Cette tendance signe l’échec d’une stratégie qui privilégie le tout sécuritaire sans parvenir à mieux protéger les civils. Plus grave encore, elle est un obstacle au retour de l’État, pourtant élevé, à juste titre, au rang de priorité par les chefs d’État l’année dernière à Pau. Comment restaurer la confiance dans l’État quand des hommes en uniforme sont perçus comme une menace par une grande partie de la population ?
Ce sentiment est alimenté par une série de graves violences restées impunies. Parmi la liste qui s’allonge des villages endeuillés, on retiendra trois cas. A Inatès, au Niger, la Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) a identifié 71 corps de civils dans des fosses communes et démontré la responsabilité d’éléments des forces de défense et de sécurité en mars-avril 2020. A Djibo, au Burkina Faso, plus de 210 exécutions de masse attribuées à des forces gouvernementales sont recensées par Human Rights Watch entre novembre 2019 et juin 2020. A Binedama, au Mali, 37 personnes, dont plusieurs femmes et enfants, sont tuées le 5 juin 2020 dans l’assaut de leur village par un convoi militaire de 30 véhicules accompagné de milices d’autodéfense, selon un expert de l’ONU.
« Quand tu as plus peur du militaire qui est censé te protéger que du bandit armé qui peut te tuer, cela n'a pas de sens » a confié un rescapé des massacres d’Inatès aux enquêteurs de la CNDH Niger. Neuf mois après les faits, aucun officiel nigérien ne s’est rendu sur place pour rendre hommage aux victimes. Aucune réparation n’a été versée aux familles. La procédure judiciaire pourtant annoncée par les autorités n’a toujours pas vu le jour. Au Burkina Faso, les engagements à enquêter sur les exactions commises par les forces armées n’ont pas enregistré de progrès significatif. Au Mali, des ordonnances de poursuites contre les militaires impliqués dans des incidents ont bien été signées mais aucun mandat d’arrêt n’a été délivré, comme l’a déploré l’ONU.
Défiance des populations
Rendre justice aux victimes de crimes commis par des membres des forces de défense et de sécurité au Sahel n’est pas seulement un impératif pour les gouvernements de la région au regard de leurs obligations internationales. C’est aussi une condition essentielle au rétablissement de la confiance entre les populations et ceux qui les dirigent et donc au retour de la stabilité dans la région. Les crimes restés impunis attisent les tensions entre communautés et alimentent le cycle de la violence en favorisant la capacité de recrutement des groupes armés qui exploitent les frustrations et la défiance des populations vis-à-vis des autorités.
En juin dernier, les chefs d’État du G5 Sahel se sont engagés à prendre des « sanctions exemplaires » contre des éléments de forces de défense et de sécurité reconnus coupables d’exactions. Six mois plus tard, leur engagement est resté lettre morte. Le sommet de N’Djamena, la semaine prochaine, leur donne l’occasion de joindre la parole aux actes, en plaçant la protection des populations civiles, les droits humains et la lutte contre l’impunité au cœur d’une stratégie renouvelée pour le Sahel, comme le recommande la Coalition citoyenne pour le Sahel. Confrontés aux limites de l’approche sécuritaire, la France et les autres partenaires des gouvernements sahéliens doivent encourager ce réagencement des priorités, condition essentielle à un retour de la stabilité au Sahel.